En 2017, le Collège Communal de la Ville de Liège a reconduit le contrat qui l’unissait à l’entreprise publicitaire JCDecaux pour une durée de 15 ans. Prise en dépit d’une large mobilisation citoyenne1, cette décision a mis en évidence l’inquiétante dépendance des finances de la Ville à l’égard d’une manne dont le Collège admet pourtant les effets néfastes de sa source2. La reconduction du contrat illustre les contradictions3 et la résignation des pouvoirs publics à un principe de réalité qui veut rendre la présence de la publicité inéluctable.
Pourtant, la publicité n’est toujours pas une fatalité. La reconnaissance de ses impacts sur la santé, l’environnement et la qualité de l’espace public, ainsi que le problème éthique qu’elle pose en captant notre attention contre notre gré ne permettent pas d’attendre 15 ans pour continuer à revendiquer un cadre de vie de qualité. Au contraire, elle impose de poursuivre cette revendication avec la même détermination4. Elle impose d’explorer les nombreuses pistes existantes pour s’affranchir définitivement de l’omniprésence de l’affichage publicitaire visible depuis l’ensemble des espaces publics de la Ville de Liège et au-delà. C’est dans cette perspective que nous formulons des revendications dans le cadre des élections locales de 2018. Avant d’aborder ces revendications, qui relèvent du champ d’action des communes et portent à la fois sur les contrats publicitaires et sur les panneaux publicitaires installés sur le domaine privé, il est important de rappeler brièvement les dangers de la publicité.
La pub nuit à l’environnement
Les dispositifs publicitaires engendrent une consommation d’énergie et génèrent une pollution lumineuse indéniable via un éclairage permanent ou nocturne. Ce phénomène est décuplé dans le cas des écrans LED.
En outre, les campagnes publicitaires de masse encouragent quasi exclusivement des comportements qui tendent à la surconsommation et au gaspillage. Même lorsqu’elles utilisent le langage du développement durable, elles ne cherchent en réalité qu’à nous faire acheter davantage. Il ne s’agit pas d’un jugement de valeur, mais d’un mécanisme intrinsèque au média publicitaire : il existe pour pousser à la consommation.
La pub nuit à la santé
Diverses études5 démontrent que la publicité a des effets néfastes sur la santé, tant physique que mentale : stress, obésité, anorexie, angoisse… La publicité s’insinue dans notre quotidien au point d’être qualifiée de véritable matraquage : TV, radio, téléphone, internet, Bluetooth, matériel horeca, autobus et métro emballés, sacs, vêtements, affichage sauvage, panneaux lumineux et déroulant, voire animés, bâches et écrans géants…
Dans notre société, une personne serait exposée chaque jour à un nombre moyen de publicité allant de 1.200 à 2.200 publicités6. L’exposition constante aux messages publicitaires sur-stimule notre activité neurologique, nous épuise, nous angoisse et nous rend malades. Les enfants et les adolescents, plus vulnérables car leur système nerveux est encore en développement, représentent une cible de choix pour les annonceurs dont certains n’hésitent pas à proposer aux marques une formule garantissant un affichage “à moins de 100 mètres d’un lieu fréquenté par le jeune public”7.
La pub met en péril la sécurité des usagers
Les panneaux publicitaires sont installés de manière à maximiser la visibilité des annonces qui y sont diffusées, souvent au détriment du confort des usagers. Ils encombrent les trottoirs en gênant la mobilité des piétons, particulièrement des personnes à mobilité réduite ou des poussettes.
La sécurité des usagers de la route est également mise en danger. Que l’on soit piéton, cycliste, motard ou automobiliste, lorsque notre champ de vision est obstrué ou lorsque notre regard est attiré par un écran lumineux vidéo8, le risque d’accident augmente. Le sentiment d’insécurité du public lié au manque de visibilité s’accroît également.
La pub encombre et enlaidit la ville
Le mobilier proposé par les entreprises publicitaires est standardisé en plus d’être inconfortable. N’est-il pas préférable d’avoir un mobilier urbain qui remplit véritablement sa mission de service public, qui est pensé par et pour les habitants afin de favoriser la convivialité et inviter à la rencontre ?
Les publicités occupent le champ visuel et détournent le regard de la réalité sociale, esthétique et architecturale d’une ville. La promulgation de la « Loi Ville Propre » en 2016 à Sao Paulo a permis à ses habitants de redécouvrir leur ville9.
À qui et combien rapporte la publicité ?
La contribution de la publicité aux finances communales a été l’argument ultime du Collège pour justifier la reconduite de son contrat avec JC Decaux. Il est indéniable que les montants en jeu sont imposants en termes absolus. Toutefois, il convient de rapporter ces montants à l’ensemble du budget de la Ville – cette manne représente 0,5 % du budget communal – et des coûts sociaux de la publicité.
Quant aux panneaux de type « billboards » installés en dehors du contrat de mobilier urbain, ils sont taxés de l’ordre de 0,80 € par an par décimètre carré. Un panneau de 8 mètres carrés rapporte donc 50 € par mois à la ville – et à peu près autant au propriétaire du terrain ou de la façade.
Or, la publicité produit des externalités négatives (c’est-à-dire qu’elle a des répercussions directes ou indirectes, volontaires ou involontaires sur la société) dont le coût pour la collectivité est plus important que la valeur qu’elle crée. Une étude britannique a évalué que pour 1 £ de valeur créée par la publicité, celle-ci détruisait 11,5 £ de valeur10. En d’autres termes, quel que soit le montant perçu par la ville pour un contrat publicitaire, le coût des répercussions (environnementales, sociales, sanitaires, de développement local etc…) est onze fois supérieur.
Le fait que les pouvoirs publics ne peuvent pas prendre en considération ces éléments à leur juste mesure et que l’argument économique soit l’unique justification constituent un véritable problème démocratique. Les contrats de mobilier urbain constituent une forme de privatisation de services publics. Ces contrats représentent une source financement privé au détriment de mécanismes de solidarité. La ville d’Ottignies a constaté la dure réalité de cette dépendance le jour où JCDecaux, ne voyant plus aucun avantage à financer ces services, à décider de retirer son mobilier urbain de la ville11.
Il importe d’avoir conscience de la réalité des contraintes budgétaires qui s’exercent sur les pouvoirs locaux. De même, il appartient aux forces politiques de bonne volonté d’envisager la suppression de la publicité à la fois comme une remise en cause des mesures d’austérité mais également de prendre au sérieux les alternatives possibles à l’intérieur du cadre budgétaire prédéfini. La ville de Grenoble a montré en 2014 que l’abandon des revenus publicitaires implique un examen sérieux des options disponibles pour en modérer l’impact. Dans ce cas précis, le manque à gagner a pu être compensé en réduisant les dépenses de protocole et en supprimant les voitures de fonction de certains élus.
Enjeux éthiques
La spécificité de la publicité dans l’espace public est de s’appuyer sur l’impossibilité pour les citoyens d’en faire abstraction. Elle ne laisse aucune marge à notre liberté de (non-)réception.
Lorsqu’une ville autorise l’installation de panneaux publicitaires, elle concède à un diffuseur le droit de capter unilatéralement l’attention de ses usagers, le droit de leur transmettre un message sans leur laisser ni le choix de le recevoir ni la possibilité d’y répondre. Les affichages dynamiques par écran LED de plus en plus nombreux en Belgique rendent cette captation de l’attention encore plus inévitable.
Cette communication imposée, à sens unique, est d’autant plus violente que les messages diffusés peuvent être frustrants ou blessants. La publicité exclut notamment les personnes qui ne se reconnaissent pas dans les modèles esthétiques, culturels ou de style de vie qu’elle véhicule. Malgré les dénonciations répétées des associations féministes et antiracistes, la publicité s’appuie encore volontiers sur des stéréotypes rétrogrades, et traduit souvent une vision du monde sexiste et ethnocentriste.
Nos revendications
Au vu des effets néfastes de la publicité, nous invitons toutes les forces démocratiques se présentant dans le cadre des élections communales de 2024 à s’engager à prendre les mesures suivantes :
- Imposer aux annonceurs publicitaires le recensement (centralisé et en libre accès) de tout dispositif publicitaire avec sa date de fin de validité ;
- Ne plus accorder ni renouveler de permis d’urbanisme pour l’installation de panneaux publicitaires ;
- Enlever les panneaux publicitaires installés sur les terrains de la Ville, de la Régie Foncière ou de tout autre organisme sous l’autorité de la Ville ;
- Interdire le placement de caméras dans les dispositifs publicitaires ainsi que tout dispositif « intelligent » permettant d’adapter le contenu publicitaire en fonction des informations recueillies sur les passants ;
- Interdire tout dispositif numérique publicitaire visible depuis l’espace public ;
- Interdire les panneaux publicitaires mobiles et les véhicules de diffusion publicitaire ;
- A l’instar du tram, refuser l’installation de publicités sur et aux arrêts des futurs busways ;
- Ne passer aucun nouveau contrat avec des annonceurs publicitaires et informer de toute modification sur un contrat en cours ;
- Poursuivre un objectif de suppression de la publicité dans les institutions et organisations où la Ville est représentée ;
- Interdire la publicité à moins de 50 mètres des écoles.
Nous entendons par panneau de publicité tout dispositif d’affichage placé dans l’espace public ou dans un domaine privé mais visible depuis l’espace public dont le but est d’attirer l’attention des citoyens à des fins lucratives.
Des dispositifs d’affichage libre doivent rester à disposition du secteur associatif ou culturel sur le modèle des supports existants tout en respectant des critères de dimension, de positionnement, de dispersion spatiale et de non-éclairage. L’élaboration, la gestion et l’amélioration de ces supports devraient idéalement impliquer les acteurs des secteurs associatifs et culturels pour qu’ils répondent réellement à leurs besoins.
Les chiffres
950 pubs JCDecaux / 150 plans de ville / 80 affichages d’intérêt communal
Estimation du coût d’une campagne publicitaire pour un petit annonceur
12 panneaux pendant 1 semaine = 2.500 €
950 panneaux pendant 1 an = 10 millions d’€
Montant annuel de la taxe sur les panneaux publicitaires
Le contrat JC Decaux est exempté de toute redevance sauf le Règlement taxe du 17 décembre 2014 relatif aux panneaux et autres dispositifs publicitaires permanents : le taux est fixé à 0,80 € par décimètre carré par an.
2m² = 1 panneau = 160 €
1900 m² = 950 panneaux = 152.000 €A
Redevance annuelle due à la ville de Liège par JC Decaux
sur les 5 dernières années
(Avenant n°1 au contrat de concession – 2011)
460.090,38 €B
Compensation forfaitaire consentie par la ville de Liège pour les dommages occasionnés aux mobiliers JC Decaux
45.000 € C
Participation de JC Decaux au budget de la ville de Liège
A + B – C = 567.090,38 €
0,12 % du budget 2015 de la ville de Liège*
- La campagne de Liège sans pub en 2017 a été marquée par plusieurs actions citoyennes dans l’espace public, une pétition ayant rassemblé 5371 signatures et une interpellation citoyenne au conseil communal du 29 mai 2017.
- Voir le communiqué relatif à l’attribution du marché par le Collège Communal, le communiqué de Liège sans pub du 29 mai 2017 et la réponse du bourgmestre à l’interpellation citoyenne du 29 mai 2017.
- On se souviendra de l’hallucinante campagne de publicité pour promouvoir Liège de l’été 2017 dont le budget (170.000 €) équivaut à un tiers de la redevance versé par JCDecaux à la Ville en 2015.
- Le 25 mars 2013, le Tribunal de grande instance de Paris a prononcé la relaxe des « Déboulonneurs » poursuivis pour avoir barbouillé des panneaux de pub, au motif que l’impossibilité d’échapper à l’affichage publicitaire de grande dimension créait un état de nécessité et que l’action des militants n’était pas disproportionnée vu le danger imminent que représente la pub. Source : http://deboulonneurs.org/article656.html
Voir aussi : Mediapart, « Déboulonneurs : La désobéissance civile justifiée par le tribunal de Paris », 26 mars 2013. Consulté le 18 janvier 2018 - Voir les références citées dans G. Dumas et al., “Procès des Déboulonneurs de pub : et la liberté de (non) réception ?”, Le Monde, 26 juin 2012. Accessible sur http://www.lemonde.fr/idees/article/2012/06/26/la-publicite-peut-avoir-des-effets-nocifs-sur-la-societe_1724489_3232.html
- Pêtre, « Publicité, part de cerveau disponible.. et libre arbitre », Etopia, Février 2017, Consulté le 1 février 2018 sur http://www.etopia.be/spip.php?article569. L’auteur explique que les chiffres peuvent varier fortement en fonction de la méthode de calcul et de ce qui est considéré comme de la publicité. Les chiffres évoqués ici sont des estimations intermédiaires qui prennent en compte les supports médiatiques, hors média et les pratiques de consommation simultanée de médias. Si nous considérons la publicité dans un sens très large « incluant le sponsoring, le placement de produits dans les films, les enseignes et devantures de magasins, les publicités sur distributeurs de boissons, les displays et autres présentoirs dans les magasins, les logos bien identifiables sur les vêtements etc., nous serions alors exposés à pas moins de 15.000 stimuli commerciaux par jour et par personne ! » (op. cit).
- www.jcdecaux.be/#!/product/69/69-jcd-authentic-young
- « Il a été prouvé par de nombreuses études que les panneaux LED détournent plus l’attention des conducteurs que la publicité sur les panneaux traditionnels. Les endroits les plus recherchés pour placer de tels panneaux sont dès lors des endroits très fréquentés, et donc des endroits où, par définition, les sollicitations vers les conducteurs risquent d’être plus nombreuses, et donc leur tâche de conduite plus difficile. » circulaire du 11 décembre 2013 concernant les panneaux publicitaires diffusant des messages dynamiques sur écrans numériques du SPW – DGO1
- Voir https://en.wikipedia.org/wiki/Cidade_Limpa
- Eilis Lawlor, Helen Kersley et Susan Steed, « A bit rich. Calculating the real value to society of different professions », New Economic Foundation, Londres, 2009 ; www.neweconomics.org cité par Pierre Humbert, « De la valeur ignorée des métiers », Le Monde Diplomtatique, mars 2010
- Question à la une « la pub peut-elle tout acheter ? », première diffusion le 7 octobre 2015, RTBF